Jadis, le tutoiement se méritait. Il s’agissait d’un signe de familiarité, de proximité, de confiance. Aujourd’hui, tout du moins dans la publicité, il s’impose de plus en plus souvent sans votre consentement. Parce que les marques se croient potes avec tous les consommateurs. Mais derrière le discours sympa se dresse autant d’incohérence que d’hypocrisie. Analyse.
Coop, Ikea, Sunrise, Coca-Cola, M-Budget, Heineken, Orangina, Axe, Sega, Nivea, Adidas, etc.: de nombreuses marques choisissent de tutoyer leurs consommateurs afin de créer une sensation de familiarité. Le tutoiement n’est pas nouveau en publicité, puisque Dim, au début des années 80, avait mis bas à la pratique avec un « Toi, tu sais que le nouveau Dim est paru ». Ce qui l’est plus, par contre, c’est sa banalisation.
À chaque fois, le même débat : les uns approuvent et applaudissent, trouvant le discours plutôt sympa ; les autres montent au front, scandalisés, vexés, meurtris dans leur chair, brandissant des arguments tels que manque de respect, vulgarité, atteinte à l’intégrité, familiarité artificielle, etc. Certains décident même de boycotter les marques qui s’adonnent à ces pratiques.
Le vouvoiement n’est pas forcément synonyme de respect
Il n’existe à ma connaissance pas d’étude qui démontre qu’une marque obtiendrait de meilleurs résultats en recourant au vouvoiement ou perdrait des consommateurs à cause du tutoiement.
Petit aparté : je connais des marques, bonnes élèves du vouvoiement, nettement moins respectueuses envers leurs consommateurs que d’autres entreprises, militantes du tutoiement. Parfois, aussi, certaines marques vouvoient, mais ne vous voient pas du tout. En d’autres termes, elles ne vous parlent pas.
Alors, faut-il s’offusquer du tutoiement en publicité ? À chacun son opinion.
[bctt tweet= »Faut-il s’offusquer du tutoiement dans la publicité? Analyse d’une hypocrisie des marques. »]
Franchir la barrière du politiquement correct
Toujours est-il que lorsqu’une marque s’adresse aux jeunes ou qu’un produit vise une population ciblée, le tutoiement peut se justifier. Qu’en est-il des autres cas ? Prenons un exemple récent de franchissement de la barrière du politiquement correct : le site de location de… machines de chantier Fastrent.
A priori, on pourrait croire que l’utilisation de la deuxième personne du singulier relève d’une erreur de communication, vu que la marque partage autant de points communs avec le public jeune qu’un participant de téléréalité avec un Prix Nobel.
Le « tu » pour faire du buzz
Selon les aveux mêmes de l’agence de com aux manettes de l’opération séduction (B+G Partners, à Montreux), l’objectif numéro un du tutoiement de Fastrent vise à se démarquer et à se faire connaître. Plutôt réussi, puisque la pub a donné naissance à ce papier.
Si Fastrent tutoie ses prospects, c’est parce que le « tu » est fréquemment employé sur les chantiers, entre les différents corps de métier, justifie-t-on du côté de Fastrent. Enfin, comme le site s’adresse avant tout aux petites entreprises et aux indépendants, ces derniers seraient plus enclins à accepter cette connivence factice. Soit.
La schizophrénie des marques
En poussant l’analyse un peu plus loin, cependant, on se heurte à une flagrante contradiction – chez Fastrent comme auprès de l’immense majorité des apôtres du tutoiement publicitaire, d’ailleurs. Un paradoxe qu’aucun discours rabâché de marketeur ne parvient à couvrir ; un gros grain de sable, ou plutôt un caillou, dans l’engrenage, d’habitude si bien huilé, de la communication stratégique.
En effet, côté jardin, on encense le rapport privilégié entre la marque et ses clients pour légitimer le tutoiement. Ou on se pavane d’honorer les valeurs et les origines de la marque (comme dans le cas Ikea) en guise d’explication de cette familiarité. Pendant que, côté cour, c’est-à-dire au magasin ou au téléphone, on vouvoie le client.
Traiter le consommateur comme son meilleur pote et l’instant d’après comme un parfait inconnu relève plus d’un comportement schizophrène que d’une réflexion profonde, me semble-t-il !
Entre tu et tout, le gouffre
Ainsi, quand les marques vous disent tu, elles ne vous disent pas tout. En effet, entre tu et tout, il y a plus que deux lettres : un véritable gouffre. Les griffes fâchées avec le vous n’osent pas avouer, simplement, que le tutoiement n’est rien d’autre qu’un stratagème pour faire parler de soi et tenter d’amadouer le consommateur. Un point c’est tu, pardon, un point c’est tout !
Démonstration. Je lance un coup de fil au service clientèle d’Ikea, la marque qui prétexte ses origines suédoises pour blanchir le tutoiement jusque dans ses courriers.
« Salut, j’aimerais te poser une question : pourquoi Ikea ne tutoie pas ses clients dans les magasins ou au service clientèle ? ». Je sens mon interlocuteur, Nico (un alémanique, pourtant plus à l’aise avec le tutoiement dans sa langue maternelle), totalement emprunté par mon blasphème. « Je n’ai pas bien compris votre question, Monsieur ». Je lui explique, plus en détail, le sujet de mon appel.
Du respect, s’il vous plaît !
Il propose de me transférer à un autre département, tout en continuant à m’appeler très poliment « Monsieur ». Son collègue, dont je n’ai pas saisi le patronyme, se montre tout aussi embarrassé lorsque je lui suggère de me tutoyer. « J’ai un peu de respect pour vous, Monsieur, je ne vous connais pas », avoue-t-il.
Lui non plus, ne parvient pas à répondre à ma question. Mais le fait d’avoir évoqué le respect me paraît pour le moins intéressant, alors que son employeur, aux couleurs bleu et jaune, me tutoie si facilement, sans mon consentement.
Une question de politesse
Autre coup de grelot, chez Fastrent. « Salut, j’aimerais savoir si Fastrent tutoie aussi ses clients au magasin ?» La préposée rétorque aimablement par la négative, tout en me vouvoyant. Je lui demande si elle se sentirait mal à l’aise, dans l’hypothèse où son patron lui imposait le tutoiement systématique de tous les clients entrant pour la première fois dans son échoppe.
Réplique : « Je ne me sentirais pas spécialement mal à l’aise, mais je crois que le vouvoiement est une question de politesse.» Politesse, le terme est lâché. Révélateur, non ?
Je n’invente rien. Vous pouvez écouter ci-dessous les deux conversations montrant clairement les deux poids et les deux mesures de la com des adeptes du tutoiement.
Autre incohérence de positionnement : la plupart des apôtres du rapprochement linguistique emploient simultanément le tu et le vous sur leur site ou dans leur propagande. N’avais-je pas écrit schizophrène, un peu plus haut ?
À quand la fin de l’hypocrisie ?
Les deux exemples, ci-dessus, soulèvent une question. Pardon, LA question : quand est-ce qu’une marque osera pleinement assumer son discours et aller jusqu’au bout de son raisonnement ? C’est-à-dire tutoyer son client en face à face au lieu de se réfugier systématiquement derrière « l’hypocrisie communicationnelle ».
Je préfèrerai nettement, par exemple, que Simone, la caissière d’Ikea, me lance un franc « Tchô ! », sourire à la clé, manifestant ainsi l’accueil sincère et chaleureux qu’on réserve habituellement à sa tribu, plutôt qu’un « Bonjour, Monsieur » récité avec le même enthousiasme qu’un condamné à mort juste avant son exécution et doublé d’un regard hagard immédiatement hypnotisé par mon caddie.
Vers l’abolition du vouvoiement ?
Vous pensez sans doute que je suis un rédacteur vieux jeu, un coincé du stylo, un complexé de la syntaxe, un pincé de la relation. Détrompez-vous : je suis aussi rapide au tutoiement qu’un contractuel à coller une amende au centre-ville. Je rêve d’ailleurs de l’abolition définitive du vous dans la langue française.
Ainsi, au lieu des « Bonjour, Monsieur Roulin », on pourrait directement passer à la case « Salut, Roger ! ». Je me réjouis aussi du jour où une banque privée tutoiera ses clients milliardaires ou plus simplement, un avocat s’adressera au juge sans devoir lui cirer les pompes avec des « Votre honneur » ou autres formules déclamatoires. Mais, ça, c’est une autre histoire!
Marques, tutoyez les sommets plutôt que les consommateurs
La morale dans tout cela ? Une marque ne se rapproche pas d’un consommateur uniquement parce qu’elle se permet de le tutoyer, mais plutôt en tutoyant les sommets (1) de la qualité avec ses produits, de l’efficacité dans ses services et de la sympathie à travers ses collaborateurs.
Pour cela, il n’existe pas de substi… tut !
(1) Merci à mon excellent confrère Dimitri Kas pour la formule « tutoyer les sommets », que j’ai pompé sans vergogne dans son article « Ces marques qui nous tutoient ».