Les plateformes de rédaction, apôtres de l’esclavagisme moderne
Plus vous travaillez, moins vous gagnez ! Cette nouvelle forme de masochisme économique, introduite par les plateformes de rédaction sur Internet, séduit pourtant de nombreux aficionados de la plume. Coup de gueule sur un phénomène d’esclavagisme moderne.
Vous pensez que l’ubérisation présente un danger pour l’économie ? Vous n’avez encore rien vu ! D’autres menaces, beaucoup plus pernicieuses, s’abattent déjà sur des pans entiers. En l’occurrence le secteur de l’écriture.
Elles se nomment Textmaster, Rédacteur, Scribeur ou encore Great Content, pour ne citer que les plates-formes francophones, et gangrènent le web en toute légalité avec un business model proche de l’esclavagisme.
Le principe de ces plateformes de rédaction est simple : proposer une armada de scribouillards – quelquefois, aussi, des rédacteurs plus ou moins décents – payés au lance-pierre et rémunérés au mot. Parfaitement, au mot !
Les tarifs me donnent envie de me jeter par la fenêtre de mon bureau du rez-de-chaussée : en France, Scribeur.com distribue généreusement 0,75 euro par tranche de 100 mots à un rédacteur débutant et 2,75 euros à un rédacteur chevronné.
Faites le compte : un article de 500 mots est donc rémunéré de 3,75 à 13,75 euros. Pour les plus fâchés avec les devises, cela donne – au taux de 1,2 CHF pour 1 € – des honoraires de 4,50 CHF pour les novices à 16,60 CHF pour les pros du stylo.
Or, un article de 500 mots digne de ce nom prend, au bas mot, entre deux et quatre heures.
Dans le meilleur des cas, donc deux heures, un rédacteur expérimenté gagnera exactement 8,30 CHF de l’heure. Dans le pire, s’il a le malheur d’être perfectionniste, 4,15 CHF par heure. Le béotien du verbe, lui, recevra un tarif horaire de 1,15 centime s’il passe une demi-journée sur son clavier.
Certes, les salaires, à peu près partout dans la galaxie, sont nettement plus bas qu’en Suisse, mais à ce tarif-là, autant s’adonner à la mendicité ou envoyer son CV dans une fabrique d’habits au Bangladesh, ça rapporte beaucoup plus !
Hélas, il y a pire. Ces plates-formes laissent miroiter des revenus intéressants pour les plus stakhanovistes. Or, c’est tout le contraire qui se passe : plus les rédacteurs bossent, moins ils sont payés. Vous avez bien lu : plus ils besognent, moins ils encaissent !
Analyse du processus de création
Pour étayer mes propos, il me faut, avant toute, décortiquer le processus de création.
Tout rédacteur normalement constitué commence généralement par poser les fondations de son article, sous la forme d’un premier jet.
Il déploie ses idées plus ou moins dans l’ordre et, avec de la chance, pond déjà quelques phrases d’anthologie.
Dans un deuxième temps, il rajoute de la chair sur son squelette, du liant dans sa sauce.
Donc, pour arriver à un texte de 500 mots, par exemple, le rédacteur doit souvent en produire 600, 700 ou 1000.
Dans ce métier, c’est comme dans la chirurgie de guerre : l’amélioration passe souvent par l’amputation.
Comme son mandat ne lui permet pas d’écrire un roman à la Zola, le rédacteur supprime les digressions, traque les périphrases, éradique les circonlocutions. Il taillade allègrement dans son contenu, afin de rendre celui-ci plus percutant et plus pertinent.
De temps à autre, il s’autorise quelques divagations, en laissant du contenu qui n’apporte pas grand-chose.
Je pourrais, par exemple, vous parler du rhumatisme de ma tante Berthe ou des bonnes perspectives professionnelles des maçons américains exerçant près de la frontière mexicaine depuis la victoire de Donald Trump, mais cela nous éloignerait du propos de cet article.
Après cet aparté, destiné uniquement à remplir quelques lignes (dommage que je ne sois pas payé au… mot !), reprenons. Donc, plus le rédacteur martèle la touche « Del », dans le but de perfectionner son texte, plus son revenu s’effrite ! D’où la triste constatation : plus vous travaillez, moins vous gagnez.
C’est aussi absurde que de si vous preniez un taxi où plus le chauffeur avale de kilomètres, moins la course vous coûte.
Bref, une rémunération au mot est aussi ridicule que la rétribution d’un coiffeur versée selon le nombre de cheveux coupés.
À noter qu’une pratique similaire et tout aussi aberrante est encore répandue dans les rédactions de certains médias étrangers : le cachet des pigistes à la ligne.
Certes, chaque rédacteur est libre d’adhérer ou non à ces plates-formes. Le problème, c’est quand le grand public commence à penser qu’il s’agit de la norme dans une profession.
D’ailleurs, presque tous les acteurs de la communication en souffrent, à commencer par les graphistes : ce n’est pas parce qu’un « logo » (les guillemets sont de rigueur) peut s’obtenir à cinq dollars sur une plate-forme comme Fiverr qu’une agence de graphisme réalise le hold-up du siècle parce qu’elle vend ses prestations 500 fois plus.
Un exemple de ce phénomène : l’autre jour, je reçois un coup de grelot pour le devis d’un billet de blog. Je donne mon estimation. Long silence. Je devine le cœur de mon interlocuteur à deux doigts de l’infarctus. Enfin, il lance : « Ah, mais sur une plateforme de rédaction, je peux payer beaucoup moins ».
Je lui explique poliment qu’il ne se trouve ni dans les locaux d’un hard discounter, ni au souk et encore moins sur une plateforme de rédaction.
Le malheur des uns (les rédacteurs) fait le bonheur des autres (les entreprises), dit l’adage. Pas si sûr…
En effet, ces zones de non-droit, contrairement à ce qu’elles fanfaronnent, ne regorgent pas de rédacteurs expérimentés. Ni de rédacteurs tout court. Il y en a, mais ils sont plutôt l’exception que la règle.
Les profils qui y sévissent sont plutôt du genre pizzaïolo qui s’adonne à la prose lorsqu’il ne fait pas tourner sa pâte, étudiant en sciences sociales tout content de pouvoir financer sa nouba du week-end ou secrétaire de direction retraitée qui a toujours voulu devenir J.K. Rowling.
Il existe, bien entendu, des heureuses exceptions, mais les textes fournis transpirent généralement l’amateurisme.
Vous pouvez acheter une montre made in China à dix francs qui dure 10 jours avant de présenter un problème ou un garde-temps helvétique à cinq mille. Les deux se mettent au poignet et donnent l’heure, mais la similitude s’arrête là.
Résultat : l’entreprise qui croit avoir fait une bonne affaire en achetant un texte au rabais finit par s’adresser à un pro pour réparer les dégâts.
Bon, je dois m’arrêter ici, car le téléphone vient de sonner. À l’autre bout du combiné, devinez qui ? Le prospect de l’autre jour ! Le but de son appel ? Voir si je peux améliorer un texte qu’il a acheté sur une plate-forme de rédaction, mais qui ne lui plaît pas vraiment.
Je tope ?
Tout à fait d’accord avec cette constatation. Je pense que les rédacteurs font des travaux assez difficiles et qu’on ne les payent pas assez pour leur qualité de travail.